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Retour aux sources

Retour aux sources
Tombe d'Antonio Gramsci, Cimetière non-catholique de Rome, Italie, juillet 2024.

Préambule

Pourquoi lancer une infolettre en 2025? Dans mon cas, il s'agit à la fois d'un acte de résistance et d'un retour aux sources. Ce projet s'inspire d'abord d'une maxime du philosophe italien Antonio Gramsci : « pessimisme de l'intelligence et optimisme de la volonté ».

Ma pensée débute souvent par un diagnostic critique, plutôt sombre, mais qui débouche aussitôt sur un espoir en la capacité d'agir ensemble pour transformer nos conditions d'existence. Ni défaitisme, ni jovialisme, telle est la boussole politique qui accompagne mes réflexions.

Il faut à la fois faire preuve de lucidité et de courage, de pragmatisme et d'idéalisme. Nous devons combiner nos capacités d'introspection sur les défis immenses des forces progressistes actuelles, mais aussi redoubler de créativité sur les manières de déjouer ces obstacles. S'il est commun de dire que la gauche nage à « contre-courant » du système dominant, il ne s'agit pas de seulement nager plus fort dans la même direction; il faut changer le sens du courant.

Telle est la tâche première de la métapolitique: intervenir sur le cadre même du débat public, c'est-à-dire sur les périmètres de ce qui est considéré comme impensable, radical, acceptable ou populaire au sein de la sphère médiatique. Ainsi, il s'agit de jouer sur les frontières de l'imaginaire collectif.

On parle ici de récits, de discours, d'arguments, de faits, mais aussi de mythes, de visions, d'émotions, d'appels à l'action. Le travail de la métapolitique n'est pas une simple entreprise rationnelle, basée sur les chiffres et les faits. C'est aussi et surtout un travail affectif et relationnel. Il s'agit de donner des leviers intellectuels et sensibles pour redéfinir les contours de ce qu'on croit possible, désirable ou nécessaire à l'échelle individuelle et collective.

Polycrise ou clusterfuck?

Tout le monde sait que le monde est en train de basculer vers une période chaotique. La combinaison de la crise climatique, l'explosion du coût de la vie, l'érosion des démocraties, la domination des Big tech, la montée des extrêmes droites, le génocide à Gaza et le retour de Donald Trump à la Maison-Blanche, tout cela crée un cocktail explosif. Certains auteurs comme Edgar Morin et Adam Tooze parlent de « polycrise », terme savant visant à décrire l'entrelacement inextricable des crises actuelles. Les sciences de la gestion étudient les « wicked problems », c'est-à-dire de problèmes qui sont difficiles voire impossibles à résoudre, en raison d'exigences incomplètes, contradictoires et changeantes.

En réalité, nous faisons face à un « clusterfuck » à l'échelle mondiale, soit « une situation complexe, totalement désordonnée et mal gérée : un désordre confus ». Comment traduire le terme « clusterfuck » en français ? Bordel intégral, foutoir total, merdier systémique, chaos imbriqué, enchevêtrement catastrophique? Peu importe. Dans tous les cas, il faut agir au plus vite, d'autant plus que les mouvements sociaux progressistes et la gauche politique se retrouvent dans une impasse un peu partout dans le monde.

L'un des aspects qui aggrave ce « clusterfuck » est la crise de l'espace public, alimentée par la domination du « capitalisme algorithmique » qui capte notre attention, crée des chambres d'écho, alimente la haine et la désinformation. Certes, les médias sociaux comme Facebook, Twitter et YouTube furent autrefois des tremplins de démocratisation de l'espace public, surtout au début des années 2010. Or, le modèle d'affaires de ces firmes capitalistes, basé sur l'extraction massive des données personnelles, la gouvernance algorithmique des conduites et la quête maximale de profits, a contribué à l'érosion de l'espace public. Cela nous oblige à tenir tête aux « géants du web », à l'heure où les élites de la Silicon Valley forment un pacte avec le gouvernement Trump, jetant les bases du « technofascisme » qui se met en place sous nos yeux.

Un geste de résistance

De façon concrète, la question s'est posée à moi: dois-je rester sur Facebook ou quitter? Doit-on déserter les plateformes numériques possédées par Elon Musk et Mark Zuckerberg, qui ont supprimé la modération de contenus, et qui font allégeance à Trump en échange de contrats, d'allégements fiscaux et de dérégulations? Dois-je continuer à fournir gratuitement des données à Meta, qui bloque toujours les nouvelles des médias traditionnels depuis deux ans au Canada? Cela m'oblige à faire des printscreens d'articles du journal Le Devoir, à créer des liens linktree, et à user d'autres stratagèmes de contournement pour simplement faire circuler l'information.

Depuis l'arrivée de Trump en 2025, plusieurs personnes se sont déconnectées des médias sociaux, ou supprimé leur compte Facebook, Instagram ou X. Il faut saluer ce geste qui relève du « bon sens » et de la « résistance quotidienne ». Le fait de quitter volontairement des plateformes toxiques, addictives et anti-démocratiques est en soi un signe de santé démocratique.

De mon côté, l'enjeu principal est que j'ai abondamment publié sur Facebook au fil des années, en construisant progressivement une audience d'environ 10 000 abonné·e·s. Je suis donc devenu « captif » de cette plateforme malgré moi. Si la tentation fut grande de supprimer mon compte, plusieurs personnes m'ont écrit en public ou en privé pour me dire: « reste ici svp, tu es l'une des rares personnes pourquoi je reste sur Facebook », « on a besoin de ta voix pour éclairer les enjeux actuels », « tu mets des mots sur mes pensées ». D'autres m'ont contacté en disant: « j'ai envie de te suivre ailleurs », « j'ai supprimé mon compte Facebook, mais j'aimerais que tu publies sur Bluesky ».

Ainsi, j'ai senti que beaucoup de personnes avaient envie de me « suivre » et de rester abonnées à mes réflexions, sans forcément passer par Facebook ou d'autres médias sociaux. Cela m'a obligé à repenser mes propres pratiques d'écriture en ligne, à explorer de nouveaux outils, à demander à des collègues quelles étaient les meilleures façons de garder sa « communauté » au-delà de l'emprise des GAFAM. Comment archiver mes longues réflexions, et rejoindre les personnes qui souhaitent me suivre, sans leur demander un effort trop soutenu? Comment reprendre le contrôle sur mon environnement numérique, sans renoncer à toucher un public plus vaste? Comment allier autonomie personnelle et diffusion large, dans un contexte où les GAFAM menacent de plus en plus la démocratie ?

Plusieurs personnes autour de moi ont commencé à lancer des infolettres sur Substack, à renouer avec des projets de blogues indépendants, ou encore à lancer des podcasts filmés avec des capsules vidéos. Je me suis alors dit: je dois renouer avec mes anciennes pratiques, tout en explorant de nouveaux outils, y compris sur le plan audiovisuel pour rejoindre un public plus vaste.

Retour en 2012

Mon entrée dans l'espace public numérique remonte à 2012. À l'époque, je venais tout juste de m'impliquer dans une mobilisation contre les gaz de schiste, et au sein du mouvement Occupons Québec (octobre 2011). Ce fut mon premier laboratoire comme militant et chercheur, qui coïncidait avec le début de mon doctorat où je réfléchissais au croisement de la philosophie politique, des études urbaines et de la sociologie de la participation. Au début de 2012, moi et d'autres collègues de l'Association des étudiant·e·s en philosophie aux cycles supérieurs de l'Université Laval, avons rejoint la CLASSE et le mouvement étudiant, contribuant à faire entrer plus de 15 000 étudiants de la région de Québec en grève générale illimitée. Ce fut un événement politique fondateur, formateur et électrisant.

À ce moment, je partageais déjà de longues réflexions politiques sur Facebook où je m'exprimais sur une base régulière. Ma copine de l'époque m'a fait remarqué que mes interventions, malgré leur utilité, avaient tendance à se perdre dans un flux ininterrompu d'actualités. Elle me suggéra donc d'investir mes énergies dans des publications avec une meilleure durée de vie, comme un blogue ou un site web. Cette idée fut salutaire, car j'ai alors commencé à rédiger des articles sur mon blogue Ekopolitica. Ce fut ma « table à dessin », où je pouvais élaborer librement des idées, puis « tester » celles-ci sur les médias sociaux dans un second temps. Je reprenais contrôle de mes réflexions, utilisant Facebook comme un espace de diffusion et d'influence politique.

J'ai publié plus de 172 textes entre 2012 et 2022 sur Ekopolitica, soit 17 par année en moyenne. Je fus plus prolifique les premières années. J'étais alors au doctorat, je m'impliquais beaucoup sur le plan politique, et je n'avais pas encore de responsabilités sur le plan professionnel et parental. Ce sont surtout mes textes d'analyse sur Ekopolitica et d'autres tribunes publiques qui m'ont bâti une réputation "d'intellectuel public", de "jeune militant à surveiller" ou de "chercheur émergent".

J'avais alors un espace personnel, où je vais pouvais m'exprimer à mon rythme. Je n'avais pas besoin de publier selon les normes du milieu universitaire (publish or perish), ou des médias traditionnels (commenter les actualités du jour). Je poursuivais mes recherches en toute liberté. Ce blogue constituait mon « refuge », mon espace de créativité et d'intervention qui me gardait vivant. Je pouvais ainsi lier mes réflexions théoriques aux urgences du présent, mes hésitations, mes aspirations et observations critiques aux tensions de l'époque.

L'emprise Facebook et le besoin d'une infolettre

Au fil du temps, j'ai perdu l'habitude d'alimenter mon blogue personnel, et j'ai commencé progressivement à intervenir directement sur Facebook. Je fus alors pris dans la « cage » des algorithmes, qui récompensent davantage le contenu «natif» de textes publiés directement sur cette plateforme, sans hyperliens vers des sites web ou pages extérieures. La visibilité est très différente entre un extrait de mon blogue, puis une longue publication de 2000 mots sur Facebook qui recueille des centaines de "likes".

Les personnes qui appréciaient mes longs posts (allant de 1000 à 5000 mots parfois) se sont mis à me suivre et à interagir davantage avec mes publications. Cela a créé une « niche » dans cet environnement numérique. Si les médias sociaux favorisent le partage de textes brefs et de capsules vidéo sensationnalistes, une longue publication crée parfois plus d'« engagement ». Pour les algorithmes, un individu passant plusieurs minutes à lire un texte démontre un fort niveau d'intérêt pour le contenu. Comme beaucoup d'articles, images et vidéos rivalisent en matière de divertissement, les contenus plus longs à digérer apportent aussi une plus-value, une capacité à maintenir l'attention pendant plusieurs minutes.

Bien que plusieurs personnes de mon entourage se moquent (amicalement) de mes longues publications, celles-ci génèrent souvent un engouement, de nombreux partages, des commentaires élogieux, mais aussi des critiques acerbes. Les gens qui me suivent le font pour diverses raisons: anciennes amies ou collègues, profs de cégep ou d'université, militant·e·s de Québec solidaire ou figures désabusées du parti, souverainistes de gauche ou de droite qui me suivent malgré mon profil "woke", anarchistes convaincus, vieux communistes, jeunes écologistes, acteurs des médias traditionnels, quelques trolls par-ci par-là. Je n'ai pas de portrait exact des gens qui me suivent, mais je constate que mes publications génèrent souvent des controverses découlant de la diversité de personnes qui me suivent et qui se chamaillent entre elles.

Comment poursuivre cette dynamique hors du jardin cloisonné de Meta? Une hypothèse est de publier dans un espace où je crée mes propres textes, en gardant un meilleur contrôle sur mes données et mes archives. Je peux diffuser le tout auprès des gens abonnés à mon infolettre, sans passer par la médiation des médias sociaux. Mais je peux aussi partager des extraits sur Facebook, X, Instagram, LinkedIn ou Bluesky pour assurer une diffusion plus large. Les gens qui me suivent seront incités à s'abonner à mon infolettre, incluant les personnes ayant déserté les GAFAM. Pour les gens encore présents sur ces plateformes, elles auront toujours accès à mes textes, tout en apprenant qu'il existe d'autres moyens de s'informer au-delà de leur fil d'actualité.

Au-delà de l'écrit: le rôle de l'audiovisuel

Pour influencer le débat intellectuel et la guerre pour l'hégémonie culturelle, l'écriture ne suffit pas. Considérant les conditions objectives de diffusion des savoirs et de la propagande au XXIe siècle, il faut se rendre à l'évidence: les formats audio (podcast) et vidéo sont des moyens médiatiques incontournables pour toucher le plus grand nombre.

Cela signifie qu'une infolettre, en soi, est un coup d'épée dans l'eau. Pour renverser la vapeur et combattre les forces d'extrême droite, il ne suffit plus de publier de belles analyses écrites. Il faut miser sur la mobilisation de terrain, l'éducation populaire en ligne, la vulgarisation via des Reels ou des vidéos TikTok, la création de podcasts, au même titre que les groupes de droite réactionnaire qui misent sur ces canaux de communication pour rejoindre les masses.

Pour l'instant, le projet Métapolitiques se limite au format écrit. Cela est plus simple à réaliser dans un premier temps, mais l'écriture n'est qu'un prétexte pour aller plus loin. Deux autres formats sont envisagés pour mettre à l'échelle ce projet, à travers les abonnements comme source de légitimité et de financement.

Tout d'abord, la création d'un balado portant sur la métapolitique pourrait servir de tremplin pour la réflexion stratégique de gauche au Québec. Misons sur un format simple: des entrevues d'environ une heure avec des expert·e·s, professeur·e·s et militant·e·s, allant de la gauche radicale à la gauche modérée. Une première saison inclurait de 8 à 10 épisodes. Cela permettrait de diffuser des débats stratégiques au-delà des cercles militants habituels. Alors que les acteurs près du nationalisme conservateur et de la droite identitaire n'hésitent pas à créer leurs propres podcasts et à infiltrer les médias de masse, pourquoi ne pas intervenir à ce niveau?

J'ai moi-même déjà produit, co-produit ou participé à des balados depuis 2018. Un premier exemple est Manuel pour changer le monde, où j'ai mené des entrevues et réalisé le montage de plusieurs épisodes, avec la narration de mon collègue Simon Tremblay-Pepin, afin d'explorer diverses thématiques liées changement social et l'École d'innovation sociale où j'enseigne. Un deuxième exemple est Le poids du cloud, un balado réalisé par Victor Galarreta et Éloi Halloran qui se sont inspirés de mon livre Le capital algorithmique co-écrit avec Jonathan Martineau pour produire 7 épisodes immersifs avec une narration captivante et des entrevues avec des gens du terrain.

Enfin, il serait intéressant de développer des « essais vidéos », soit des capsules d'une durée de 10 à 30 minutes sur YouTube et d'autres médias sociaux. Ces vidéos d'éducation populaire ou « mini-documentaires », assez populaires en France et aux États-Unis, seraient une occasion de « mettre en récit » certains débats d'idées ou initiatives locales, sans passer par l'intermédiaire de l'écrit. Bien sûr, il n'est pas question d'imiter du jour au lendemain Monsieur Phi en France, Contrapoints aux États-Unis, Philosophy Tube au Royaume-Uni, ou encore le Maire de Laval au Québec. Pourquoi ne pas s'inspirer de ces modèles sans s'y enfermer, en lançant un projet plus ambitieux qu'une infolettre réservée aux personnes initiées?

Pour finir

Tout ceci est une longue méditation sur les stratégies et les outils du changement social, pour une gauche en crise qui doit se retrouver. Je souhaite moins proposer des solutions clés en main, que soulever des questions dérangeantes, proposer des pistes d'actions hors des sentiers battus, discuter librement de stratégies allant de la rupture révolutionnaire, aux luttes territoriales, aux initiatives interstitielles, ou encore aux réformes radicales susceptibles d'être adoptées à l'échelle locale, nationale ou internationale. À l'heure où la droite (néolibérale et/ou autoritaire) gagne partout, l'heure n'est plus aux débats sur la perspective la plus pure ou radicale à tout prix. Vaut mieux penser aux conditions sociales et aux moyens pratiques pour obtenir des victoires concrètes là où nous sommes, mener une bataille culturelle digne de ce nom, et faire « bouger les lignes » de nos imaginaires autant que possible.

Ce n'est qu'à travers ce « travail métapolitique » que nous parviendrons à renverser le sens du vent, pour qu'il souffle dans nos voiles au lieu de nous faire reculer.